Les nombres réels sont toutes les « grandeurs » qu’on peut ordonner, et on peut les « construire » de diverses manières grâce à la théorie des ensembles
« Les nombres gouvernent le monde. » Pythagore
Introduction : les grandeurs irrationnelles
Les nombres réels idéalisent tous les « points » de la droite géométrique, ou du point de vue arithmétique toutes les « mesures » de grandeur possibles. Les Anciens savaient grâce au théorème de Pythagore que l’on ne pouvait mesurer la diagonale du carré de côté 1 par un nombre rationnel, c’est-à-dire fractionnaire, de la forme \(\dfrac a b\) pour \(a\) et \(b\) des nombres entiers (on dit que cette diagonale est incommensurable). Aujourd’hui, on dirait que la longueur de cette diagonale est \(\sqrt 2\) (voir l’article L’irrationalité de \(\sqrt 2\) : une tragédie pythagoricienne). On a depuis découvert une foultitude de « grandeurs » qui ne sont pas des nombres rationnels, comme \(\pi\), le rapport de la circonférence d’une cercle à son diamètre, ou \(e\), la base de l’exponentielle. Les nombres réels théorisent toutes ces grandeurs qui peuvent être « ordonnées », comme les nombres rationnels, mais qui excèdent ceux-ci, en quelque sorte. Ils peuvent être construits dans un sens mathématique précis, à partir des nombres rationnels, de plusieurs manières : les plus fameuses sont sans doute la méthode des suites de Cauchy, et celle des coupures de Dedekind.
La diagonale du carré de côté \(1\) est « incommensurable » : par le théorème de Pythagore, on a \(OA^2+AB^2=OB^2\), si bien que \(OB^2=2\); or, on peut démontrer qu’il n’existe pas de nombre rationnel \(r\) dont le carré vaut \(2\), si bien que la longueur \(OB\) ne peut pas être un nombre rationnel.
1. Il y a des « trous » dans l’ensemble des nombres rationnels
1.1. Le problème avec l’axiomatisation du continu
Comme nous l’avons vu avec les entiers naturels (voir l’article Qu’est-ce qu’un entier naturel ?), pour théoriser un type d’objet mathématique on s’intéresse à l’ensemble des objets de ce type, dont on essaie d’identifier des propriétés fondamentales (« postulats » ou « axiomes »). Il en va de même pour les nombres réels : même si l’intuition de ce qu’ils sont nous est plus ou moins accessible, la théorie mathématique à leur propos va consister à décrire un ensemble, noté \(\mathbb R\), des nombres réels.
Contrairement toutefois au cas des entiers naturels, il n’est pas évident de donner des propriétés intuitives élémentaires qui décriraient cet ensemble en le différenciant nettement de l’ensemble \(\mathbb Q\) des nombres rationnels. Par exemple, l’idée de « continuité » d’une droite géométrique peut s’exprimer en disant que pour deux points A et B de cette droite, il existe toujours un point C strictement compris entre A et B : on peut « remplir » indéfiniment les espaces déterminés par deux points. Or, cette propriété est déjà vérifiée pour les nombres rationnels : si \(x,y\) sont de tels nombres, tels que \(x<y\), on peut montrer facilement qu’il existe toujours un nombre rationnel entre les deux, soit un nombre rationnel \(z\) tel que \(x<z\) et \(z<y\) (par exemple, \(z=x+y/2\)).
Cette propriété de l’ensemble \(\mathbb Q\) a fait qu’on a appelé autrefois cet ensemble le « continu du premier ordre » (voir par exemple Henri Poincaré, dans la Science et l’Hypothèse). L’idée est de différencier ce continu d’un continu du « second ordre », qui correspondrait précisément à l’ensemble \(\mathbb R\) des nombres réels. Cela signifie également que cette première idée ne fonctionne pas pour identifier l’ensemble \(\mathbb Q\).
1.2. Certaines grandeurs de la géométrie ne sont pas mesurables par des nombres rationnels
Revenons à l’exemple de la longueur de la diagonale du carré de côté \(1\) : cette longueur vaut \(\sqrt 2\), un nombre dont on peut montrer qu’il n’est pas rationnel, ce que savait déjà Pythagore et qui était à l’époque une tragédie pour sa philosophie, car certains rapports géométriques ne correspondaient pas à des nombres connus ! D’un autre côté, ce nombre est une solution de l’équation \(x^2-2=0\), puisque par définition le carré de \(\sqrt 2\) est \(2\). Il existe donc des équations avec des coefficients entiers ou rationnels, qui n’ont pas de solution dans \(\mathbb Q\) : on s’attend à ce que certaines de ces solutions soient des nombres réels, comme c’est le cas pour \(\sqrt 2\) : on peut en effet placer \(\sqrt 2\) sur l’échelle des grandeurs. D’autres nombres, comme \(\pi\), rapport du périmètre d’un cercle à son diamètre, doivent aussi représenter des grandeurs, mais ne sont même pas solutions d’une équation. Quoiqu’il en soit, il existe des « trous » dans l’ensemble \(\mathbb Q\), au sens où il « manque » des nombres pour mesurer certaines grandeurs, c’est-à-dire certains « nombres » qu’on peut situer par rapport à tous les nombres rationnels.
C’est au mathématicien français Augustin Louis Cauchy qu’on attribue une construction, peut-être la plus célèbre, des nombres réels à partir des nombres rationnels, c’est-à-dire une description utilisant l’ensemble \(\mathbb Q\) et les ressources de la théorie naïve des ensembles (voir l’article Qu’est-ce qu’un ensemble ?). Cette construction – comme celle du mathématicien allemand Richard Dedekind – exploite cette idée des « trous » dans l’ensemble \(\mathbb Q\).
2. Boucher les trous avec Cauchy : construire les nombres réels
2.1. Des suites de nombres rationnels « aussi proches qu’on veut »
L’idée de la construction Cauchy est de considérer que les « trous » existant dans l’ensemble \(\mathbb Q\) peuvent être « approchés » indéfiniment par des suites de nombres rationnels, c’est-à-dire des listes infinies de nombres \(r_0,r_1,\ldots,r_n,\ldots\), indexées par les nombres entiers naturels. Il existe en effet des suites de nombres rationnels qui ont une limite, c’est-à-dire qui se « rapprochent indéfiniment » d’un certain nombre rationnel \(r\), au sens mathématique précis qu’on peut « s’approcher autant qu’on veut du nombre \(r\) » à condition de « se placer assez loin dans la suite »; cette idée trouve une formulation mathématique rigoureuse grâce à la théorie des ensembles. Par exemple, la suite \(1, \frac 1 2, \frac 1 3, \ldots,\frac 1 n,\ldots\) a pour limite le nombre \(0\). Or, il se trouve que ces suites, qu’on appelle convergentes, ont une autre propriété analogue : leurs termes sont « aussi proches l’un de l’autre qu’on veut » à condition de les choisir « assez loin dans la suite ». Cette propriété, dite « de Cauchy » peut également se formuler de manière rigoureuse, et si on note l’analogie évidente avec la propriété d’être une suite convergente, celle-ci est une propriété intrinsèque de la suite, ne faisant pas appel à un éventuel nombre « extérieur ».
2.2. Remplir les « trous » par des suites de Cauchy
Or, si toutes les suites convergentes, c’est-à-dire qui ont une limite dans l’ensemble \(\mathbb Q\), ont la propriété de Cauchy – l’inverse n’est pas toujours vrai : il existe des suites de Cauchy de nombres rationnels, qui ne possèdent pas de limite dans \(\mathbb Q\) ! L’ingéniosité de la construction de Cauchy consiste à considérer que les « trous » de l’ensemble \(\mathbb Q\) correspondent à des limites virtuelles de suites de Cauchy qui n’en ont pas… Autrement dit, on peut « représenter » ce qu’on entend par un « nombre réel » comme une limite d’une telle suite de Cauchy, qu’elle existe ou non. Stricto sensu, plusieurs suites de Cauchy peuvent intuitivement déterminer la même limite virtuelle, lorsque leurs termes respectifs se rapprochent indéfiniment, autrement dit lorsque la différence de leurs termes respectifs a pour limite 0 : on dit que deux telles suites sont équivalentes. Ainsi, on peut construire les nombres réels comme des ensembles de suites de Cauchy équivalentes, avec les seules ressources de la théorie des ensembles (et des nombres rationnels, laquelle repose sur la théorie des nombres entiers naturels).
2.3. On étend la « structure » de l’ensemble \(\mathbb Q\) à un ensemble \(\mathbb R\) de nombres réels
Dans cette approche, on peut représenter chaque nombre rationnel \(r\) comme un nombre réel : on le représente comme l’ensemble des suites équivalentes à la suite constante \(r,r,\ldots,r,\ldots\) ! Ainsi, on peut considérer que l’ensemble noté \(\mathbb R\) des nombres réels est une « extension » de l’ensemble \(\mathbb Q\) des nombres rationnels. Les opérations arithmétiques \(+\) et \(\times\) des nombres rationnels se prolongent à l’ensemble \(\mathbb R\), ainsi que la relation d’ordre \(<\) entre les nombres rationnels, ainsi que plusieurs autres propriétés. La démonstration de ces faits dépasse le cadre de cet article. L’ensemble \(\mathbb R\) possède en outre une propriété fondamentale que possède déjà l’ensemble \(\mathbb Q\), dite propriété d’Archimède : si \(x\) est un nombre réel, il existe toujours un nombre entier naturel \(n\) plus grand que \(x\), c’est-à-dire ayant la propriété que \(x<n\); cette propriété en apparence simple est essentielle à l’analyse réelle, c’est-à-dire l’étude des fonctions de nombres réels (fonctions polynomiales, racines, sinus, cosinus, exponentielle, logarithme…), de même que la propriété dite de la borne supérieure, qui n’est pas vraie dans l’ensemble \(\mathbb Q\) : tout sous-ensemble \(E\) de l’ensemble \(\mathbb R\), non vide et majoré (c’est-à-dire tel que tout élément de \(E\) est inférieur à un certain nombre réel, appelé majorant), possède une borne supérieure, c’est-à-dire un plus petit majorant. Cette propriété est analogue d’une propriété essentielle de l’ensemble \(\mathbb N\) des entiers naturels : toute partie non vide de \(\mathbb N\) possède un plus petit élément.
A.L. Cauchy
3. La droite réelle est complète : il n’y a plus de trous
3.1. Les suites de Cauchy de nombres réels ont une limite
Remarquons à propos de la construction de Cauchy que puisqu’on a construit l’ensemble \(\mathbb R\) (aussi appelé « droite réelle » à cause de sa représentation géométrique) en « bouchant les trous » de l’ensemble \(\mathbb Q\), on pourrait se demander si on a bouché « tous les trous ». Autrement dit, qu’est-ce qui nous garantit qu’il ne reste pas des trous dans \(\mathbb R\), dans le même sens qu’il y en avait dans \(\mathbb Q\) ? Cette question se reformule avec les concepts évoqués précédemment de manière précise : alors que toute suite de Cauchy de nombres rationnels n’a pas de limite rationnelle, est-ce que toute suite de Cauchy de nombres réels possède une limite réelle ? Si la réponse est négative, nous n’avons fait que déplacer le problème. Fort heureusement, la réponse est positive, et la démonstration repose sur ce qu’on appelle en général un « argument diagonal ». Cette propriété est appelée la complétude de la droite réelle, on peut en déduire la propriété de la borne supérieure, et la propriété abstraite de complétude donne lieu à la théorie des espaces ayant des propriétés similaires à cette droite, appelés « espaces métriques complets ».
3.2. La complétude de \(\mathbb R\) permet de définir les fonctions de l’analyse
Cette propriété de complétude permet la définition et l’étude de nombreuses fonctions réelles, comme les fonctions trigonométriques (sinus, cosinus, tangente…) et leurs réciproques, les fonctions polynomiales, les fonctions puissances et les fonctions racines, exponentielles et logarithmiques…, dont la connaissance est importante à la fois pour la science mathématique en elle-même et pour les applications de l’analyse et de la géométrie à d’autres sciences. Par exemple, comme nous l’avons déjà évoqué le nombre entier \(2\) n’a pas de racine carrée dans l’ensemble \(\mathbb Q\). Par contraste, n’importe quel nombre réel \(x\) possède une racine d’ordre \(n\) quelconque (pour \(n\) un entier naturel donné) si \(x\geq 0\), et d’ordre \(n\) impair quelconque si \(x<0\). Une telle racine est un nombre réel \(y\) tel que \(y^n=x\), et cette notion peut se définir grâce à la propriété de la borne supérieure, qui découle de la complétude de \(\mathbb R\).
3.3. Les grandeurs de la géométrie, classique et moderne, sont mesurables par les nombres réels
A ce sujet, sur le plan du rapport entre l’arithmétique et la géométrie notons que les propriétés nouvelles des nombres réels permettent de résoudre la problématique antique de la mesure de la diagonale du carré unité grâce au nombre \(\sqrt 2\), mais aussi de mesurer la diagonale de n’importe quel rectangle, et la circonférence d’un cercle quelconque grâce au nombre \(\pi\) : l’application des nombres rationnels à la mesure de certains rapports de grandeurs associés à des figures planes (construites par exemple à la règle et au compas, voir A propos de « la Règle et le Compas ») trouve dans la théorie des nombres réels les bases d’une vaste extension qui concerne l’application de la mesure de grandeurs à toute « forme » réelle, dans le plan ou dans des dimension supérieures. Ceci est lié à la possibilité des théories de l’intégration et de la différentiation, et constitue un progrès essentiel de la mathématique moderne par rapport à la mathématique ancienne. La géométrie différentielle, théorie géométrique classiquement associée à la mécanique et à la physique en général, est rendue possible par ces théories, et donc essentiellement par la complétude de la droite réelle.
Une représentation géométrique de quelques nombres réels : les entiers relatifs \(-3,-2,-1,0,1,2,3,4\), le nombre rationnel \(-\dfrac{1}{2}\) et les nombres irrationnels \(\sqrt 2, e\) et \(\pi\), les deux derniers étants dits « transcendants ».
4. On peut représenter autrement les nombres réels : Cantor, Dedekind et les axiomes
4.1. Boucher les trous autrement : les méthodes de Cantor et de Dedekind
Il existe d’autres façons de « construire » un ensemble de nombres réels. L’une d’elle, celle de Georg Cantor, le père de la théorie des ensembles, consiste à considérer des suites « adjacentes » de nombres rationnels, soit des suites variant en sens inverses et se rapprochant indéfiniment l’une de l’autre. Une autre méthode apparentée, celle de Richard Dedekind consiste à considérer des « coupures » de l’ensemble \(\mathbb Q\), soit des décompositions de cet ensemble en une partie inférieure et une partie supérieure. Dans les deux cas, la même idée de « boucher les trous » est exploitée : dans le premier, il peut y avoir des trous entre deux suites adjacentes, dans le second cas on peut couper l’ensemble \(\mathbb Q\) au niveau d’un « trou » !
4.2. La même essence d’un « corps archimédien complet »
Ce qu’il faut retenir, c’est que ces constructions conduisent au même « objet » mathématique, au sens où nous l’avons évoqué dans l’article sur les nombres entiers naturels : même si les ensembles de nombres réels « construits » par ces méthodes sont stricto sensu différents, ils sont indiscernables sur le plan mathématique. Il est d’ailleurs remarquable qu’on puisse donner explicitement une liste abstraite d’axiomes qui caractérisent (n’importe quelle version de) l’ensemble \(\mathbb R\) ! Il s’agit de ce qu’on appelle savamment un corps archimédien complet.
4.3. Des nombres réels dans d’autres univers
Enfin, notons que la construction de Dedekind, par exemple, peut être reproduite dans certains univers mathématiques qu’on appelle des « topos » lorsque ceux-ci possèdent une « structure assez riche ». Cela signifie qu’on peut définir ou construire des « nombres » réels dans d’autres univers qu’un univers d’ensembles, en utilisant une logique plus exigeante, dite « intuitionniste », que la logique usuelle ; on obtient alors des objets d’une autre nature, qui sont parfois apparentés aux « vrais » nombres réels ! Par exemple, les fonctions réelles continues sont des nombres réels « dans un autre univers ». Mais ceci est une autre histoire.
En somme…
Si l’intuition des grandeurs réelles existe, et si leur quête naît d’un constat d’incomplétude d’une situation arithmétique ou géométrique, découvrir qu’on pouvait les penser comme nombres excédant mais prolongeant les nombres rationnels n’a pas été si évident. Déterminer l’ensemble des nombres réels n’est pas aussi direct que définir l’ensemble des entiers naturels, mais avec les ressources des entiers et de la théorie des ensembles, on aboutit à la définition univoque d’un objet mathématique formidable et parfaitement axiomatisé, et qui résout le problème de la mesure des grandeurs géométriques par des nombres qui puissent s’ordonner en un continuum.
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