Certaines fonctions indéfiniment dérivables peuvent être décrites « autour de chaque point » comme la somme d’une série dite « entière ». Il s’agit des fonctions analytiques, réelles ou complexes, dont l’exemple typique est celui de la fonction exponentielle, qu’on peut étendre à tout le plan complexe.
1. Fonctions analytiques réelles et complexes
1.1. Développer la fonction exponentielle
Nous avons expliqué dans « Dériver une bijection inverse & l’exemple de la fonction exponentielle » comment démontrer que la fonction exponentielle \(\exp:\mathbb R\to \mathbb R_+^*\), définie comme bijection réciproque du logarithme \(\ln:\mathbb R_+^*\to \mathbb R\), est sa propre dérivée. Cela signifie en particulier que la fonction \(\exp\) est indéfiniment dérivable. Pour de telles fonctions, dites « de classe \(\mathcal C^\infty\) » on peut écrire la valeur de la fonction « autour de chaque point » comme ce qu’on appelle un développement limité, c’est-à-dire la somme d’un polynôme de degré arbitraire, dont les coefficients sont donnés par les dérivées successives de la fonction, et d’un « reste ».
Dans le cas de la fonction exponentielle et de nombreuses autres fonctions de l’analyse réelle, on a une propriété plus forte : il est possible, « autour d’un point » quelconque \(x_0\) du domaine de définition (ici \(\mathbb R\) pour \(\exp\)), de donner une expression de la fonction comme une série dont les coefficients sont donnés par les dérivées successives de la fonction. Par exemple, au point \(x_0=0\), on peut décrire la fonction exponentielle pour tout nombre réel \(x\) comme \[\exp(x)=\sum_{n=0}^{+\infty} \dfrac{x^n}{n!},\] la propriété \(\exp'(x)=\exp(x)\) permettant d’identifier les coefficients de cette série. On peut faire la même chose par exemple avec le logarithme \(\ln:\mathbb R_+^*\to \mathbb R\), en \(x_0=1\) cette fois-ci, pour obtenir pour tout réel \(x\in \mathbb R_+^*=]0,+\infty[\), \[\ln(x)=\sum_{n=1}^{+\infty} (-1)^{n+1}\frac{(x-1)^n}{n}.\]
1.2. Fonctions analytiques
Les fonctions pour lesquelles il est possible de donner un tel développement sont dites analytiques. Plus formellement, une fonction \(f:I\to \mathbb C\), définie sur un intervalle ouvert \(I\) de \(\mathbb R\), est dite analytique si en tout point \(x_0\) de \(I\), il existe une suite \((a_n)\) de nombres complexes et un intervalle ouvert \(J\subseteq I\) tels que \(x_0\in J\) et pour tout \(x\in J\), la série complexe \(\sum a_n (x-x_0)^n\) converge vers \(f(x)\). On dit que \(f\) est « développable en série entière en (ou autour de) \(x_0\) ». Ainsi, une fonction analytique est une fonction dont on peut donner autour de chaque point une description uniforme comme somme d’une série particulière de fonctions polynomiales.
Si autour de chaque point \(x_0\in I\), les coefficients de la suite \((a_n)\) peuvent être choisis réels, alors par définition la fonction \(f\) prend ses valeurs dans \(\mathbb R\), on dit qu’on a une fonction analytique réelle \(f:I\to \mathbb R\). D’un autre côté, en général pour tout \(x_0\in I\) on peut toujours choisir un intervalle \(J\) de la forme \(]x_0-\alpha,x_0+\alpha[=\{x\in \mathbb R : x_0-\alpha < x <x_0+\alpha\}\) pour un réel \(\alpha >0\). Une étude détaillée montrerait alors que pour tout nombre complexe \(z\) tel que \(|z-x_0|<\alpha\), la série \(\sum a_n (z-x_0)^n\) converge et on peut alors prolonger la fonction \(f\) en \(z\) en posant \(f(z)=\sum_{n=0}^{+\infty} a_n(z-x_0)^n\). En fait, la notion de fonction analytique est également valable pour les fonctions \(f:U\to \mathbb C\), où \(U\) est cette fois-ci une partie ouverte de \(\mathbb C\), c’est-à-dire telle que pour tout \(z\in U\), il existe un réel \(\alpha >0\) tel que la boule ouverte \(B_\alpha(z)=\{w\in \mathbb C : |z-w|<\alpha\}\), qui contient \(z\), est incluse dans \(U\). Une telle fonction est dite analytique complexe, si pour tout \(z\in U\), il existe une boule ouverte \(B_\alpha(z)\subseteq U\) et une suite \((a_n)\) de nombres complexes, telles que pour tout \(w\in B_\alpha(z)\), on ait \(f(w)=\sum_{n=0}^{+\infty} a_n (w-z)^n\).
1.3. Dériver une fonction analytique par sa série entière
Une fonction analytique réelle \(f:I\to \mathbb R\) est toujours indéfiniment dérivable. De plus, en tout point \(x_0\in I\), si la fonction \(f\) est décrite sur un intervalle ouvert \(J\subseteq I\) par \(f(x\in J)=\sum_{n=0}^{+\infty} a_n (x-x_0)^n\), sa dérivée est décrite également par une série, obtenue à partir de celle-ci comme on dérive un polynôme « terme-à-terme ». Autrement dit, pour tout \(x\in J\) on a \(f'(x)=\sum_{n=1}^{+\infty} na_n (x-x_0)^{n-1}=\sum_{n=0}^{+\infty} (n+1)a_{n+1} (x-x_0)^n\). Ainsi, la dérivée d’une fonction analytique réelle est encore une fonction analytique réelle. Le cas d’une fonction analytique \(f:I\to \mathbb C\) est en fait similaire : la dérivée d’une telle fonction est bien définie comme celle d’une fonction à valeurs dans \(\mathbb R^2\), et le même résultat est valable.
Dans le cas complexe, pour une fonction \(f:U\to \mathbb C\) définie sur une partie ouverte \(U\) de \(\mathbb C\), on peut définir la dérivabilité complexe de \(f\) en un point \(z\in U\), de manière analogue à la définition réelle. On dit que \(f\) est dérivable en \(z\) si le rapport \(\dfrac{f(w)-f(z)}{w-z}\) possède une limite sur \(U\), lorsque \(w\) tend vers \(z\), et cette limite est alors la dérivée \(f'(z)\) de \(f\) en \(z\). On dit que \(f\) est holomorphe si elle est dérivable en tout point de \(U\). C’est une caractéristique remarquable de l’analyse complexe qu’une telle fonction est automatiquement analytique, et donc en particulier indéfiniment dérivable. En fait, on peut démontrer qu’une telle fonction \(f:U\to \mathbb C\) est holomorphe si et seulement si elle est analytique ! Dans ce cas, sur toute boule ouverte \(B_\alpha(z)\subseteq U\) où \(f\) est décrite par \(f(w)=\sum_{n=0}^{+\infty} a_n (w-z)^n\), la dérivée \(f’\) de \(f\) est également décrite par \[f'(w)=\sum_{n=0}^{+\infty} (n+1)a_{n+1} (w-z)^n.\]
2. La fonction exponentielle complexe
2.1. Prolongement de \(\exp:\mathbb R\to \mathbb R\) au plan complexe
Reprenons l’exemple de la fonction exponentielle réelle \(\exp:\mathbb R\to \mathbb R_+^*\), analytique, qu’on peut développer en série entière en \(0\) pour tout \(x\in \mathbb R\), de sorte que \(exp(x)=\sum_{n=0}^{+\infty} \dfrac{x^n}{n!}\). Avec les notations précédentes, c’est la suite \((a_n)=(\dfrac{1}{n!})\) de nombres réels qui décrit ce développement. On retrouve le fait que \(\exp'(x)=\exp(x)\) pour tout réel \(x\), puisque si l’on « dérive » la série terme-à-terme, on obtient \(\exp'(x)=\sum_{n=0}^{+\infty}(n+1)a_{n+1}x^n=\sum_{n=0}^{+\infty} (n+1)\dfrac{1}{(n+1)!} x^n=\sum_{n=0}^{+\infty} \dfrac{x^n}{n!}\), par définition de \((n+1)!\).
Ceci étant dit, la suite \((\dfrac{1}{n!})\) est aussi une suite de nombres complexes, et par les propriétés des séries de nombres complexes, pour tout tel nombre \(z\in\mathbb C\) la série \(\sum \dfrac{z^n}{n!}\) converge. Ceci montre qu’on définit une fonction analytique complexe, qu’on note encore \(\exp\), sur tout le plan complexe en posant \(\exp(z)=\sum_{n=0}^{+\infty} \dfrac{z^n}{n!}\). Il s’agit de la fonction exponentielle complexe, qui prolonge l’exponentielle réelle.
2.2. Propriétés élémentaires de l’exponentielle
La définition de l’exponentielle complexe par une série permet de montrer, par les règles de calcul sur les séries complexes, que pour tous nombres complexes \(z\) et \(w\), on a \(\exp(z+w)=\exp(z)\times \exp(w)\). Autrement dit, l’exponentielle transforme l’addition dans \(\mathbb C\) en la multiplication dans \(\mathbb C^*\). On dit que c’est un homomorphisme de groupes du groupe \((\mathbb C,+)\) dans le groupe \((\mathbb C^*,\times)\).
En effet, si \(z=x+iy\) est un nombre complexe, le conjugué \(\overline{\exp(z)}\) du nombre complexe \(\exp(z)\) est, par les propriétés des limites de suites de nombres complexes, la somme de la série \(\sum \dfrac{\overline z^n}{n!}\), soit \(\sum_{n=0}^{+\infty} \dfrac{\overline z^n}{n!}=\exp(\overline z)\). Cela signifie en particulier que \(|\exp(z)|=\exp(Re(z))=\exp(x)\) : on a \(|\exp(z)|^2=\exp(z)\overline{\exp(z)}=\exp(z)\exp(\overline z)=\exp(z+\overline z)=\exp(2 Re(z))=\exp(Re(z))^2\) et on extrait les racines carrées. Le module \(|\exp(iy)|\) de l’exponentielle d’un imaginaire pur de la forme \(iy\) est alors \(\exp(0)=1\), si bien qu’en général on a \(|\exp(x+iy)|=|\exp(x)||\exp(iy)|=\exp(x)\neq 0\), ce qui montre que l’exponentielle complexe ne s’annule jamais. On peut démontrer que l’image de l’exponentielle complexe est l’ensemble \(\mathbb C^*\) tout entier.
Enfin, une fonction analytique complexe étant dérivable, et sa dérivée étant donnée à partir d’un développement en série autour d’un point quelconque, la fonction \(\exp:\mathbb C\to \mathbb C^*\) est holomorphe, de dérivée complexe \(\exp'(z)=\exp(z)\) en tout point \(z\), par le même calcul que celui qui a été fait dans le cas réel.
2.3. Les déterminations du logarithme complexe
Qu’en est-il du logarithme ? A partir du développement \(\ln(x)=\sum_{n=1}^{+\infty} (-1)^{n+1}\dfrac{(x-1)^n}{n}\) en \(x_0=1\), pour tout \(x\in ]0,+\infty[\), du logarithme réel, on peut définir une fonction logarithme complexe \(ln: B_1(1)\to \mathbb C\), en posant \(\ln(z)=\sum_{n=1}^{+\infty} (-1)^{n+1}\dfrac{(z-1)^n}{n}\) pour tout \(z\in B_1(1)=\{z\in \mathbb C : |z-1|<1\}\). Cette fonction est analytique, et en posant \(a_0=0\) et \(a_n=\dfrac{(-1)^{n+1}}{n}\) pour tout \(n\geq 1\), on peut calculer sa dérivée à partir de son développement. On trouve \(ln'(z)=\sum_{n=0}^{+\infty} (n+1)a_{n+1} (z-1)^n=1+\sum_{n=1}^{+\infty}(-1)^n(z-1)^n=\sum_{n=0}^{+\infty} (1-z)^n=\dfrac{1}{1-(1-z)}=\dfrac{1}{z}\), où l’on reconnaît la somme d’une série géométrique de raison \(1-z\), avec \(|1-z|<1\). On peut alors montrer que pour tout \(z\in B_1(1)\), on a \(\exp\circ \ln(z)=z\), ce qui prolonge l’identité \(\exp\circ \ln(x)=x\) pour tout \(x\in ]0,2[\).
Toutefois, ce « logarithme complexe » n’est pas une bijection inverse de l’exponentielle complexe, et il s’en faut de beaucoup, puisque la fonction \(\exp:\mathbb C\to \mathbb C^*\) n’est pas injective. On peut montrer que son noyau (c’est-à-dire l’ensemble des nombres complexes \(z\) pour lesquels \(\exp(z)=1\)) est l’ensemble \(2i\pi\mathbb Z\) des multiples entiers de l’imaginaire pur \(2i\pi\). Il existe en fait plusieurs « logarithmes complexes » pour l’exponentielle complexe – tandis que le logarithme népérien est l’unique bijection réciproque de l’exponentielle réelle. On appelle une telle fonction une détermination continue du logarithme, soit une application continue \(l:X\to \mathbb C\) telle que pour tout \(z\in X\), on ait \(\exp(l(z))=z\), où \(X\subseteq \mathbb C^*\) est un ensemble complexe ne contenant pas l’origine. On peut en fait montrer que la fonction \(\ln:B_1(1)\to \mathbb C\) définie précédemment se prolonge à une unique détermination continue du logarithme \(\ln : \mathbb C-\mathbb R_-\to \mathbb C\), où \(\mathbb R_-=\{x\in \mathbb R : x\leq 0\}\) est l’ensemble des réels négatifs, et appelée détermination principale du logarithme.
On étend le logarithme réel par son expression analytique sous la forme d’une série entière à la boule \(B_1(1)\), intérieur du cercle rouge. Cette fonction s’étend à tout le plan complexe \(\mathbb C\) privé de la demi-droite \(\mathbb R_-=\{x\in\mathbb R : x\leq 0\}\), en la détermination principale du logarithme.
Pour aller plus loin
Commencer en mathématiques : Mathesis I.1 – Entrer dans l’Univers Mathématique
0 commentaires