Les nombres ordinaux : compter dans l’infini

Les nombres entiers naturels ont deux visages : d’un côté, ils peuvent être vus comme des séquences ou des « énumérations » – ce qu’on appelle les nombres ordinaux. De l’autre, ils sont perçus comme des « quantités », ce qui nous mène aux nombres cardinaux. Bien que cette distinction ne soit pas toujours primordiale dans l’arithmétique classique, elle prend une importance cruciale lorsqu’on aborde les ensembles infinis. Car, étonnamment, avec l’infini une même quantité peut donner naissance à différents comptages. Pour une exploration rigoureuse du monde des nombres infinis, il devient impératif de séparer la discussion entre ordinaux et cardinaux. Dans cet article, nous plongerons d’abord dans l’univers fascinant des ordinaux, qui ont leur propre intérêt, et sont la base sur laquelle repose la définition des cardinaux.

1.Ordinaux et cardinaux : deux aspects distincts du nombre

1.1.Distinguer entre l’ordre et la quantité

Il existe deux manières bien différentes de considérer les nombres entiers naturels. Ils servent soit à énumérer les objets d’un ensemble fini (on insiste alors plutôt sur l’ordre dans lequel ils sont rangés), soit à compter la quantité d’objets d’un tel ensemble (on insiste alors plutôt sur la « puissance » numérique qu’ils représentent). Dans le premier cas, on parle de nombre ordinal, dans le second cas de nombre cardinal. Dans les signes du langage naturel, les deux notions sont bien différenciées : on parle d’adjectif numéral ordinal (premier, deuxième, troisième…) ou d’adjectif numéral cardinal (un, deux, trois…). Mais en mathématique, où l’on s’intéresse d’abord à la réalité du nombre plutôt qu’aux signes qui la décrivent, les deux notions se confondent en ce qui concerne les nombres finis, c’est-à-dire les nombres entiers naturels. Cela provient de ce que quel que soit l’ordre dans lequel on compte les objets d’un ensemble fini, on obtient le même résultat.

1.2.Deux types de nombres pour l’infini

Cependant, l’ordre associé à une certaine énumération contient une information supplémentaire à la quantité d’objets, puisqu’on peut précisément, en général, ranger les éléments d’un même ensemble fini dans des ordres différents. Or, cette possibilité de compter, ou d’énumérer les ensembles finis, s’étend naturellement à tous les ensembles, et donc aux ensembles infinis, grâce à l’axiome du choix de la théorie des ensembles. Mais lorsqu’on énumère un ensemble infini, on peut aboutir à des résultats différents ! C’est pourquoi il faut distinguer, parmi les nombres infinis, qu’on dit aussi « transfinis », les nombres ordinaux et les nombres cardinaux, les seconds étant des cas (bien) particuliers des premiers. Nous abordons ici la notion de nombre ordinal, fini ou infini, telle qu’on la conçoit dans la théorie des ensembles, et ceci sans logique formelle, mais grâce à la théorie des classes (voir Le paradoxe de Russell et la théorie des classes).

2.Ensembles bien ordonnés

2.1.Ordres linéaires

Que signifie qu’on peut « énumérer » des ensembles infinis ? La notion d’ordinal permet elle-même de préciser ce qu’on entend par là, mais à l’origine, dans les travaux de Cantor il s’agit d’ordonner les éléments d’un ensemble, fini ou infini, d’une certaine manière assurant qu’on dispose toujours d’un plus petit élément et qu’on peut toujours comparer les énumérations. Rappelons qu’un ordre linéaire sur un ensemble $E$ est une relation binaire, qu’on note souvent $<$, et qui possède les propriétés usuelles de l’ordre strict :
i) Pour aucun élément $x$ de $E$ on ne peut avoir $x<x$ (anti-réflexivité)
ii) Si $x,y,z$ sont deux éléments de $E$ tels que $x<y$ et $y<z$, alors $x<z$ (transitivité)
iii) Si $x,y$ sont deux éléments de $E$, on a soit $x<y$, soit $x=y$, soit $x>y$ (totalité).
Par exemple, l’ordre strict sur l’ensemble $\mathbb N$ des entiers naturels, ou sur l’ensemble $\mathbb R$ des nombres réels, sont des ordres linéaires.

2.2.Bons ordres

Il existe toutefois une différence fondamentale entre les ordres linéaires sur $\mathbb N$ et sur $\mathbb R$ : dans le premier cas, on a un plus petit élément, ce qui est aussi le cas de toute partie non vide de $\mathbb N$, ce qu’on peut démontrer à partir des axiomes de Peano. Dans le cas de $\mathbb R$, cette propriété est prise en défaut : par exemple, l’ensemble $\mathbb R_+^*$ des réels strictement positifs ne possède pas de plus petit élément ! Or, cette propriété distinctive de $\mathbb N$ est aussi vérifiée pour ses segments initiaux, c’est-à-dire les sous-ensembles de la forme $[[0,n[[=\{i\in \mathbb N: i<n\}$ pour $n$ un entier naturel (étant entendu que pour $n=0$, $[[0,0[[=\emptyset$ est l’ensemble vide). C’est ce concept qui sert de modèle pour la notion « d’énumération » :

Définition 1
Un bon ordre sur un ensemble $E$ est une relation d’ordre linéaire $<$ sur $E$, telle que toute partie non vide de $E$ possède un plus petit élément pour $<$.

Ainsi, dans l’ancienne théorie des ensembles, une énumération d’un ensemble $E$ quelconque, fini ou infini, consiste en une façon d’ordonner ses éléments en un bon ordre.

Exemple 1
Sur le produit cartésien $\mathbb N^2=\mathbb N\times \mathbb N$, on définit un bon ordre en ordonnant les couples $(n,m)$ d’entiers naturels selon l’ordre dit lexicographique (l’ordre « du dictionnaire ») : on dit que $(n,m)<(n’,m’)$ si $n<n’$, ou bien si $n=n’$ et $m<m’$. De cette manière, toute partie non vide $S$ de $\mathbb N^2$ possède un plus petit élément : il suffit pour cela de choisir le plus petit entier $n$ figurant dans un couple de la forme $(n,m)\in S$, puis de choisir le plus petit entier $m$ figurant dans un tel couple, pour ce choix de $n$. Dans l’ordre lexicographique, les couples d’entiers naturels sont ordonnés comme suit : $(0,0),(0,1),(0,2),\ldots,(0,n),\ldots,(1,0),(1,1),(1,2),\ldots,(1,n),\ldots,
(2,0),(2,1),(2,2),\ldots,(2,n),\ldots,(m,n),\ldots$.

Représentation de l’ordre lexicographique sur $\mathbb N\times \mathbb N$ : la première coordonnée est prioritaire sur la seconde, donc on parcourt entièrement chaque colonne dans l’ordre avant de passer à la suivante; par exemple, le couple $(2,3)$ est strictement inférieur au couple $(5,2)$, puisque $2<5$

2.3.L’existence d’une énumération

Une telle énumération est-elle toujours possible ? Il s’agit d’un théorème de la théorie des ensembles, qui est en fait équivalent à l’axiome du choix :

Théorème 1
Sur tout ensemble $E$ il existe une relation de bon ordre.

Autrement dit, il est toujours possible de « ranger » les éléments d’un ensemble quelconque sous la forme d’une énumération. Les segments initiaux $[[0,n[[$ de $\mathbb N$ sont naturellement rangés par l’ordre strict (même l’ensemble vide, ce dont il faut se convaincre à partir de la définition d’un bon ordre !), mais l’ensemble $\mathbb N$ lui-même aussi est ainsi rangé. Or, si on considère chaque ensemble $[[0,n[[$ comme une version « ordinale » du nombre $n$ (il contient $n$ éléments !), par analogie l’ensemble $\mathbb N$ est formé de tous les nombres « ordinaux » strictement inférieurs « à l’infini ». En d’autres termes, l’ensemble $\mathbb N$ lui-même apparaît comme une sorte de nombre (ordinal) infini, ce à quoi nous allons donner un sens précis et rigoureux.

3.Ordinaux de von Neumann

3.1.Les ordinaux comme types de bons ordres

De la même manière que deux ensembles ont « le même nombre d’éléments » lorsqu’il existe une bijection entre eux, et que ce nombre d’éléments est ce qu’on appelle leur « cardinal », deux ensembles bien ordonnés $(E_1,<_1)$ et $(E_2,<_2)$ auront « le même type d’ordre » lorsqu’il existera une bijection strictement croissante entre $E_1$ et $E_2$, c’est-à-dire une bijection $f:E_1\cong E_2$ telle que pour tous $x,y\in E_1$, on ait $x<y$ si et seulement si $f(x)<f(y)$. Deux ensembles bien ordonnés ayant le même type d’ordre sont en effet indiscernables, et devraient être identifiés, c’est-à-dire correspondre au même nombre ordinal. La définition initiale d’un ordinal, c’est donc celle d’un « type de bon ordre » au sens suivant :

Définition 2
Un nombre ordinal est une classe $O$ non vide d’ensembles bien ordonnés, ayant tous le même type d’ordre, et telle que tout ensemble bien ordonné ayant le même type d’ordre qu’un élément de $O$, est dans $O$.

Autrement dit, l’idée originale de Cantor était de définir un ordinal comme « type de bon ordre » par le truchement de la classe de tous les bons ordres qui peuvent le représenter, indépendemment donc de la représentation choisie.

Exemple 2
Comme dans l’exemple 1, on peut ordonner les éléments de l’ensemble $\mathbb N\times \{0,1\}$ de manière lexicographique, en décrétant que $0<1$ sur la deuxième composante : cela signifie que les couples sont rangés comme suit : $(0,0),(0,1),(1,0),(1,1),(2,0),(2,1),\ldots$ et on montre facilement que c’est le même type d’ordre que l’ordre linéaire naturel sur $\mathbb N$ : ils définissent donc tous deux le même ordinal. Mais on peut aussi définir un bon ordre sur $\mathbb N\times \{0,1\}$ en décrétant que viennent en premier tous les couples de la forme $(n,0)$, puis seulement ensuite tous ceux de la forme $(n,1)$, c’est-à-dire $(0,0),(1,0),(2,0),\ldots,(n,0),\ldots,(0,1),(1,1),(2,1),\ldots,(n,1),\ldots$ : le bon ordre obtenu équivaut alors à « deux copies de $\mathbb N$ mises bout-à-bout ». Dans ce cas, tout élément de la forme $(n,0)$ est strictement inférieur à $(0,1)$, qui apparaît alors comme un élément « infini » : ce phénomène n’apparaît pas avec les entiers, donc ce type d’ordre n’est pas celui de $\mathbb N$, et définit un autre nombre ordinal !

Représentation de l’ordre lexicographique sur l’ensemble $\mathbb N\times \{0,1\}$ : le deuxième ensemble est fini, donc l’ordre est équivalent au bon ordre naturel sur l’ensemble $\mathbb N$, même si la première composante reste prioritaire sur la seconde; par exemple, $(2,1)$ est strictement inférieur à $(3,0)$

3.2.Les ordinaux de von Neumann

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