Nous savons que les nombres premiers ne demeurent premiers dans l’anneau \(\mathbb Z[i]\) des entiers de Gauss que lorsqu’ils sont sommes de deux carrés. En considérant leurs congruences modulo \(4\), il est possible d’en dire plus : on peut les classer en trois types différents selon leur arithmétique imaginaire, et ces trois types sont étroitement associés aux racines carrées résiduelles de \(-1\).
1. Le devenir des nombres premiers
1.1. Entiers de Gauss premiers et inversibles
Dans « Les entiers de Gauss : une arithmétique imaginaire », nous avons évoqué que certains entiers naturels premiers, comme \(2=(1+i)(1-i)\), n’étaient plus premiers dans l’anneau \(\mathbb Z[i]\) des entiers de Gauss : c’est le cas exactement lorsqu’ils ne sont pas somme de deux carrés. Rappelons qu’un entier de Gauss, c’est-à-dire un nombre complexe \(z=a+ib\) avec \(a,b\) entiers relatifs, est dit premier si dès que \(w,w’\) sont des entiers de Gauss tels que \(z\) divise le produit \(ww’\), alors \(z\) divise \(w\) ou \(z\) divise \(w’\). Les éléments premiers de \(\mathbb Z[i]\) étant aussi ses éléments irréductibles, cela revient à ce que les seuls diviseurs de \(z\) soient les éléments inversibles \(1,-1,i,-i\) de \(\mathbb Z[i]\) et les produits de \(z\) par un tel élément.
1.2. Décomposition et ramification des nombres premiers
Or, comme pour l’ensemble \(\mathbb Z\) des entiers relatifs, tout entier de Gauss possède une décomposition en nombres premiers, ce qui provient de la possibilité d’effectuer des divisions euclidiennes dans \(\mathbb Z[i]\). On peut alors classer le « devenir » de tous les nombres naturels premiers dans \(\mathbb Z[i]\), selon qu’ils y « restent » premiers ou non, et sinon, comment ils se « décomposent » à leur tout en nombres premiers de \(\mathbb Z[i]\). Il s’agit là d’un exemple naturel d’une théorie profonde et de longue portée en théorie algébrique des nombres et en géométrie algébrique, la ramification des idéaux premiers d’un anneau. Nous allons ici évoquer la ramification des nombres entiers naturels premiers dans \(\mathbb Z[i]\).
2. Inertie, décomposition et ramification dans \(\mathbb Z[i]\)
2.1. Nombres premiers associés dans \(\mathbb Z[i]\)
Pour distinguer les types de décompositions en nombres premiers dans \(\mathbb Z[i]\), on introduit la notion suivante. Deux entiers de Gauss premiers \(\pi\) et \(\pi’\) (il ne s’agit évidemment pas ici du nombre réel \(\pi\), lequel n’est pas un entier de Gauss !) sont dits associés s’il existe un entier de Gauss inversible \(u\) (c’est-à-dire \(u=1,-1,i\) ou \(-i\)) tel que \(\pi’=u\pi\), autrement dit si \(\pi’=\pi,-\pi,i\pi\) ou \(-i\pi\). Par exemple, les nombres \(1+i\) et \(1-i\) sont premiers associés, puisque \((-i).(1+i)=-i-(-1)=1-i\). Or, puisque la norme d’un nombre premier \(a+ib\) de \(\mathbb Z[i]\) (c’est-à-dire l’entier \(a^2+b^2\)) est un nombre premier dans \(\mathbb Z\), et que la norme de \(1,-1,i\) et \(-i\) est \(1\), si les deux entiers de Gauss premiers \(\pi\) et \(\pi’\) sont associés, alors ils ont la même norme \(p\), qui est un nombre premier décomposé en somme de deux carrés.
2.2. Nombres premiers inertes, décomposés ou ramifiés
Si \(p\) est un entier naturel premier, trois situations distinctes peuvent alors se produire concernant la décomposition de \(p\) en nombres premiers dans \(\mathbb Z[i]\) :
- Soit \(p\) est un nombre premier de \(\mathbb Z[i]\) : on dit que \(p\) est inerte dans \(\mathbb Z[i]\)
- Soit \(p\) se décompose sous la forme \(p=\pi \times \overline\pi\) avec \(\pi\) et \(\overline\pi\) premiers conjugués et associés (on dit que \(p\) est ramifié dans \(\mathbb Z[i]\)
- Soit \(p\) se décompose sous la forme \(p=\pi\times\overline \pi\) avec \(\pi\) et \(\overline \pi\) premiers conjugués et dissociés (on dit que \(p\) est décomposé dans \(\mathbb Z[i]\).
On peut montrer que ces trois cas sont mutuellement exclusifs, et cette trichotomie provient de ce que la norme du nombre \(p\) est \(p^2\), si bien que par multiplicativité de la norme, tout facteur premier de \(p\) dans \(\mathbb Z[i]\) est de norme \(1\), \(p\) ou \(p^2\), ce qui ne laisse que ces trois possibilités. Nous avons déjà donné l’exemple d’un nombre premier ramifié \(2=(1+i)(1-i)\), puisque \(1+i\) et \(1-i\) sont associés. Le suivant, c’est-à-dire \(3\), est inerte, puisqu’il n’est pas la somme de deux carrés, tandis que \(5=(2+i)(2-i)\) est décomposé, puisque \(2+i\) et \(2-i\) ne sont pas associés.
3. Classification des entiers naturels premiers dans \(\mathbb Z[i]\)
3.1. Différencier les cas par le théorème des deux carrés
Or, à partir du théorèmes de deux carrés, on sait qu’un nombre entier premier \(p\) est somme de deux carrés si et seulement si il n’est pas congru à \(3\) modulo \(4\) (son reste est différent de 3 dans la division euclidienne par 4), et cette propriété est équivalente à ce que \(p\) soit la norme d’un entier de Gauss, c’est-à-dire ne soit pas premier dans \(\mathbb Z[i]\). On peut en déduire simplement la classification suivante des entiers naturels premiers dans \(\mathbb Z[i]\) :
Théorème 1
Si \(p\) est un entier naturel premier, alors :
1) \(p\) est inerte si et seulement si \(p\) est congru à \(3\) modulo \(4\)
2) \(p\) est décomposé si et seulement si \(p\) est congru à \(1\) modulo \(4\)
3) \(p\) est ramifié si et seulement si \(p=2\).
Ainsi, \(3,7,11,19,23,31,\ldots\) sont inertes (ce sont des nombres premiers de \(\mathbb Z[i]\)), tandis que \(5,13,17,29,37, \ldots\) sont décomposés. Une factorisation des premiers décomposés s’obtient en les écrivant sous la forme de deux carrés : par exemple, on a \(5=2^2+1\) donc \(5=(2+i)(2-i)\), \(13=3^2+2^2=(3+2i)(3-2i)\), \(17=1^2+4^2=(1+4i)(1-4i)\), \(29=5^2+2^2=(5+4i)(5-4i)\), \(37=1^2+6^2=(1+6i)(1-6i)\), et on obtient les autres décompositions en multipliant l’un des facteurs par \(u=1,-1,i\) ou \(-i\) et l’autre par \(1/u=1,-1,-i\) ou \(i\).
3.2. Anneaux de restes modulo un entier de Gauss
Dans l’arithmétique classique, c’est-à-dire dans l’ensemble \(\mathbb Z\) des entiers relatifs, on étudie les questions de divisibilité par un entier \(n\) dans les « quotients » \(\mathbb Z/n\mathbb Z\), ensemble de classes de congruences « modulo \(n\) ». Ces anneaux peuvent être représentés comme ensembles de restes (standard) dans la division euclidienne par \(n\), soit \(0,1,\ldots,n-1\), et on y additionne et multiplie modulo \(n\). De la même manière, les questions de divisibilité par un entier de Gauss \(z\) dans \(\mathbb Z[i]\) s’interprètent dans les « anneaux quotients » \(\mathbb Z[i]/z\mathbb Z[i]\), qu’on peut aussi considérer comme des ensembles de restes standard dans la division euclidienne par \(z\). Par exemple, pour \(z=2\), ce sont les entiers de Gauss \(0,1,i\) et \(1+i\), qu’on additionne et multiplie modulo \(2\) : \(1+(1+i)=2+i=i\), \(i.(1+i)=i-1=1+i\) sont les deux calculs non triviaux. Et lorsqu’on considère un entier relatif \(n\) comme entier de Gauss, l’ensemble \(\mathbb Z/n\mathbb Z\) est alors un sous-anneau de l’ensemble \(\mathbb Z[i]/n\mathbb Z[i]\).
3.3. Racines carrées résiduelles de \(-1\)
Or, dans le cas des entiers relatifs lorsque \(n=p\) est premier, l’anneau \(\mathbb Z/n\mathbb Z\) des restes modulo \(p\) est un corps, qu’on note \(\mathbb F_p\), c’est-à-dire que tout élément non nul y est inversible pour la multiplication. Dans ce cas, on sait dire exactement lorsque \(-1\) possède des racines carrées modulo \(p\) : lorsque \(p=2\) (\(p\) est ramifié dans \(\mathbb Z[i]\)) puisque \(1^2=1=-1\) modulo \(2\), et lorsque \(p\) est congru à \(1\) modulo \(4\) (\(p\) est décomposé dans \(\mathbb Z[i]\)), par exemple \(2^2=4\) est congru à \(-1\) modulo \(5\). Mais si \(p\) est inerte dans \(\mathbb Z[i]\) (c’est-à-dire si \(p\) est congru à \(3\) modulo \(4\)), \(-1\) n’a pas de racine carrée dans \(\mathbb F_p\), et dans ce cas \(\mathbb Z[i]/p\mathbb Z[i]\) lui-même est un corps. Or, il existe aussi des racines carrées de \(-1\) dans \(\mathbb Z[i]\), à savoir \(i\) et \(-i\), et elles deviennent donc toujours des racines carrées de \(-1\) dans \(\mathbb Z[i]/p\mathbb Z[i]\). Dans le cas où \(p\) est inerte, on montre qu’on ajoute ainsi exactement deux racines carrées à \(-1\) : on en a deux au total, aucune dans \(\mathbb F_p\). Dans le cas où \(p\) est décomposé, on montre qu’on ajoute aussi deux racines carrées à \(-1\) : on en a quatre au total, deux dans \(\mathbb F_p\), deux en-dehors. Mais lorsque \(p=2\), cas ramifié, les deux racines carrées de \(\mathbb F_p\) sont égales (puisque \(1=-1\)), et on montre que les deux racines qui proviennent de \(\mathbb Z[i]\) sont identifiées également : on en a deux au total, une dans \(\mathbb F_p\), une en-dehors. Ces relations entre la ramification d’un entier naturel premier \(p\) dans \(\mathbb Z[i]\) et l’existence de racines carrées de \(-1\) modulo \(p\) ne sont pas fortuites, et se généralise à l’étude des anneaux d’entiers quadratiques; mais ceci est une autre histoire.
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