Les entiers de Gauss sont les nombres complexes à coordonnées entières. Grâce à leur norme, sorte de mesure entière de leur taille, on peut décrire certaines de leurs propriétés arithmétiques. En particulier, on peut effectuer des divisions euclidiennes et déterminer quels sont les nombres premiers usuels qui « restent » premiers dans les entiers de Gauss. On peut aussi en tirer le « théorème des deux carrés », qui permet d’identifier les entiers naturels qui s’écrivent comme une somme de deux carrés.
1. L’anneau des entiers de Gauss
1.1. Nombres complexes à coordonnées entières
Les entiers de Gauss sont les nombres complexes « à coordonnées entières », c’est-à-dire de la forme \(a+ib\), avec \(a\) et \(b\) des entiers relatifs. L’addition et la multiplication de deux entiers de Gauss est un entier de Gauss, comme le montrent les formules définissant ces opérations sur les nombres complexes. En effet, si \(a+ib\) et \(c+id\) sont deux tels entiers, on a \((a+ib)+(c+id)=(a+c)+i(b+d)\) et les nombres \(a+c\) et \(b+d\) sont entiers. De même, on a \((a+ib).(c+id)=(ac-bd)+i(ad+bc)\) et les nombres \(ac-bd\) et \(ad+bc\) sont entiers. Comme \(0=0+i0\) et \(1=1+i0\) sont des entiers de Gauss, ceux-ci forment ce qu’on appelle un sous-anneau du corps \(\mathbb C\) des nombres complexes, qu’on note \(\mathbb Z[i]\). Comme tel, ce sous-anneau est intègre : si \(z\) et \(w\) sont deux entiers de Gauss tels que \(z.w=0\), alors \(z=0\) ou \(w=0\); autrement dit, le produit de deux entiers de Gauss non nuls est non nul.
1.2. Norme et inversibilité
On mesure la « taille » d’un entier de Gauss \(z=a+ib\) par sa norme (arithmétique), soit le nombre entier naturel \(N(z)=a^2+b^2\). Il s’agit en fait du produit \(z\times \overline z\), à ne pas confondre avec la norme euclidienne ou module de \(z\), qui est la racine carrée de \(N(z)\). La norme est une fonction multiplicative \(N:\mathbb Z[i]\to \mathbb N\). Cela signifie que pour deux entiers de Gauss \(z\) et \(w\), on a \(N(z.w)=N(z).N(w)\), ce qu’on peut vérifier par le calcul. De ceci on peut déduire qu’un entier de Gauss \(z\) est inversible si et seulement si sa norme est inversible, c’est-à-dire vaut \(1\). Les seuls entiers de Gauss inversibles sont donc \(1\), \(-1\), \(i\) et \(-i\), l’inverse de \(i\) étant \(-i\) puisque \(i.(-i)=-i^2=1\). On peut également en tirer des informations précieuses sur l’arithmétique dans \(\mathbb Z[i]\), comme nous allons le voir.

Quelques entiers de Gauss représentés comme points du plan euclidien à coordonnées entières
2. Une division euclidienne imaginaire
2.1. Une analogie avec la division euclidienne des entiers
Rappelons la division euclidienne classique : si \(m,n\) sont deux entiers relatifs et \(n>0\), il existe deux entiers relatifs uniques \(q\) (le quotient) et \(r\) (le reste) tels que \(m=q\times n +r\) et \(0\leq r<n\). Cette écriture est ce qu’on appelle la division euclidienne de \(m\) par \(n\). La restriction sur \(r\) n’est pas nécessaire : on pourrait choisir \(r\) strictement négatif, et alors il existerait toujours deux entiers relatifs \(q\) et \(r\) tels que \(m=q.n+r\) et \(|r|<|n|\), bien que \(q\) et \(r\) ne soient plus uniques dans cette version. Or, en remplaçant la valeur absolue des entiers relatifs par la norme des entiers de Gauss, on peut définir une division euclidienne analogue dans \(\mathbb Z[i]\). On procède comme suit : si \(z=a+ib\) et \(w=c+id\) sont deux entiers de Gauss avec \(w\neq 0\), on divise \(z\) par \(w\) dans \(\mathbb C\) : on obtient \[z/w=z\overline w/w\overline w=\frac{(ac-bd)+i(ad+bc)}{c^2+d^2}= x+iy\] avec \(x, y\) des nombres rationnels. On choisit alors deux entiers relatifs \(m,n\) tels que \(|x-m|\leq 1/2\) et \(|y-n|\leq 1/2\) : en posant \(q=m+in\) et \(r=z-q.w\), on a deux entiers de Gauss et par les propriétés de la norme on peut alors écrire \(z=q.w+r\), avec \(N(r)<N(w)\) ! Nous pouvons donc énoncer le
Théorème 1
Si \(z\) et \(w\) sont deux entiers de Gauss et \(w\neq 0\), alors il existe deux entiers Gauss \(q\) et \(r\) tels que \(z=w.q+r\) et \(N(r)<N(w)\).
2.2. Exemples de divisions dans \(\mathbb Z[i]\)
Effectuons une division euclidienne de \(z=8+3i\) par \(w=-2-5i\) : on trouve d’abord \(z/w=(-31/29)+i(34/29)\), donc on ne peut que choisir \(m=-1\) et \(n=1\), si bien qu’on obtient \(q=-1+i\), d’où \(r=z-qw=(8+3i)-(7+3i)=1\), et on a donc \(8+3i=(-1+i).(-2-5i)+1\). On voit qu’on a bien \(N(r)=1<29=N(w)\). Dans cet exemple, un seul choix pour \(q\), et donc pour \(r\) est possible, mais si nous divisons cette fois-ci \(z=4+17i\) par \(w=4+2i\), nous obtenons \(z/w=(5/2)+3i\), donc nous pouvons choisir soit \(m=2\) – et alors on a \(q=2+3i\) et \(r=2+i\) – soit \(m=3\) – et alors on a \(q=3+3i\) et \(r=-2-i\) – et les deux solutions conviennent ! C’est ce qui se passe déjà avec la division euclidienne des entiers relatifs : en divisant \(14\) par \(3\), la division standard donne \(14=4.3+2\) (soit \(q=4\) et \(r=2\)), mais on a aussi \(14=5.3-1\) (soit \(q=5\) et \(r=-1\)). Le choix privilégié est alors celui où le reste est positif; par analogie, on peut fixer un choix privilégié de division euclidienne dans \(\mathbb Z[i]\) en imposant lorsque c’est nécessaire, de choisir pour \(m\) ou \(n\) les parties entières respectives de \(x\) ou de \(y\) dans la section précédente.
3. Des nombres pas si premiers que ça
3.1. Entiers de Gauss premiers
Dans l’ensemble des nombres entiers naturels, un nombre \(p\) est dit premier si il n’est divisible que par \(1\) et par lui-même (voir Une infinité de nombres premiers). On peut dire qu’un nombre entier relatif \(p\) est premier si \(|p|\) (sa valeur absolue) est un nombre premier. Cela signifie que \(p\) n’est divisible que par \(1\), \(-1\), \(-p\) et lui-même, autrement dit qu’il n’est divisible que par un élément inversible (\(1\) ou \(-1\)) de \(\mathbb Z\) ou par le produit de \(p\) par un élément inversible (\(p\) ou \(-p\)). On a une notion correspondante dans l’anneau \(\mathbb Z[i]\) : un entier de Gauss \(z=a+ib\) est dit premier (ou irréductible, notion équivalente dans ce cas) si ses seuls diviseurs sont les éléments inversibles de \(\mathbb Z[i]\) (soit \(1\), \(-1\), \(i\) ou \(-i\)), et les produits de \(z\) par un élément inversible (soit \(z\), \(-z=-a-ib\), \(iz=-b+ia\) ou \(-iz=b-ia\)).
3.2. Entiers naturels premiers et sommes de deux carrés
Or, certains nombres premiers de \(\mathbb Z\) ne sont plus premiers quand on les considère dans \(\mathbb Z[i]\) ! Par exemple, dans \(\mathbb Z[i]\) on a \((1+i).(1-i)=1^2-i^2=1+1=2\), et comme ceci montre aussi que \(N(1+i)=N(1-i)=2\), les entiers de Gauss \(1+i\) et \(1-i\) ne sont pas inversibles. Ainsi, le nombre \(2\) n’est plus premier comme entier de Gauss ! L’existence de la décomposition provient ici de ce que \(2\) est la norme d’un entier de Gauss non inversible, et donc aussi de son conjugué. En général, un nombre premier \(p\) positif est la norme d’un entier de Gauss exactement lorsqu’il est la somme de deux carrés. Or, on peut montrer que cela équivaut à ce que \(p=2\) ou \(p\equiv 1\ [4]\), c’est-à-dire que \(p=2\) ou \(p-1\) est un multiple de \(4\).

La norme arithmétique de l’entier de Gauss \(4+3i\) est \(4^2+3^2=25\), sa norme euclidienne est \(5=\sqrt{25}\) par le théorème de Pythagore
4. Le théorème des deux carrés
4.1. Rester premier dans \(\mathbb Z[i]\)
Ce critère permet en fait de déterminer exactement quels nombres premiers \(p\in\mathbb Z\) restent premiers dans \(\mathbb Z[i]\). En effet, si \(p=a^2+b^2\) est somme de deux carrés, il ne peut être premier dans \(\mathbb Z[i]\) en général : comme \(p=N(a+ib)=N(a-ib)\), aucun des deux nombres \(a+ib\) ou \(a-ib\) ne peut être inversible. Inversement, si \(p\) n’est pas premier dans \(\mathbb Z[i]\) on peut le décomposer sous la forme \(p=z.w\) avec \(z\) et \(w\) non inversibles. Cela signifie que \(N(z),N(w)\neq 1\), donc on a \(p^2=N(p)=N(z).N(w)\) dans \(\mathbb N\), et comme \(p\) est premier, \(N(z)=p\) ou \(N(z)=-p\), donc \(|p|\) est la somme de deux carrés. En combinant ceci avec le paragraphe précédent, on voit que comme \(5-1=4\), \(5\) n’est pas premier dans \(\mathbb Z[i]\) – et on a en effet \(5=1^2+2^2=(1+2i).(1-2i)\) – tandis que \(3\) est premier dans \(\mathbb Z[i]\) puisque \(3-1=2\) n’est pas multiple de \(4\).
4.2. Le théorème des deux carrés
Ainsi, un entier naturel \(p\) premier n’est pas un entier de Gauss premier si et seulement si il est la somme de deux carrés de nombres entiers, si et seulement si \(p=2\) ou \(p\equiv 1\ [4]\). En utilisant la décomposition des nombres entiers en produits de facteurs premiers, on peut alors démontrer le théorème des deux carrés. Ce théorème permet de déterminer quels sont les nombres entiers naturels \(>0\) qui sont somme de deux carrés de nombres entiers, c’est-à-dire la norme d’un entier de Gauss. Ce sont exactement les nombres \(n\) dont les facteurs premiers \(p\) congrus à \(3\) modulo \(4\) (c’est-à-dire tels que \(p-3\) est un multiple de \(4\)), apparaissent avec un exposant pair. On peut également dire quand la décomposition en deux carrés est unique : à savoir lorsque \(n\) ne possède qu’un seul facteur premier \(p\) congru à \(1\) modulo \(4\), et qu’il apparaît avec l’exposant \(1\).

Décomposition des nombres premiers usuels \(2\) et \(5\) en produits d’entiers de Gauss premiers; on dit que \(2\) est ramifié, et que \(5\) est décomposé, dans \(\mathbb Z[i]\)
Conclusion
Calculer avec les entiers de Gauss n’est pas qu’une fantaisie qui permet d’exhiber des curiosités mathématiques. C’est aussi un moyen de mieux comprendre la nature des nombres premiers usuels, grâce à la réalité « supérieure » que constituent les nombres complexes. L’arithmétique « imaginaire » permet ainsi de mieux sonder les propriétés des nombres entiers naturels, ici sous la forme d’un théorème qui ne mentionne d’ailleurs pas d’autres nombres.
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Pour aller plus loin
Commencer en mathématiques : Mathesis I.1 – Entrer dans l’Univers Mathématique
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