MATHESIS :: Essentiel
< Tous les sujets

Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Q$ des nombres rationnels [C1.III.5]

Dans la section [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Z$], nous avons abordé l’axiomatisation de l’ensemble $\mathbb Z$ des nombres entiers relatifs, comme « extension » de l’ensemble $\mathbb N$ des nombres entiers naturels, à partir d’une description de l’addition dans $\mathbb Z$.

Les propriétés de l’addition, de la multiplication, de l’ordre naturel et de la divisibilité dans $\mathbb Z$ ont alors été établies à partir des propriétés de leurs contreparties dans $\mathbb N$ (dérivant elles-mêmes des axiomes de Peano), et des deux axiomes de l’addition dans $\mathbb Z$.

Ainsi, nous avons pu approfondir de manière substantielle l’arithmétique élémentaire grâce à l’opération de soustraction, et fonder par là ce premier étage de la théorie des nombres sur quelques cinq axiomes assez simples.

Dans cette section, nous poursuivons notre approche scientifique de la théorie des ensembles naturels de nombres par la description, à nouveau axiomatique, de l’ensemble $\mathbb Q$ des nombres rationnels, et par l’extension de concepts et propriétés arithmétiques déjà évoqués pour les ensembles $\mathbb N$ et $\mathbb Z$.

Nous prolongerons également la « structure naturelle » (addition, multiplication et ordre), de $\mathbb Z$ à $\mathbb Q$, avec une exception notable, celle de la divisibilité : par définition, cette relation ne présente plus aucun intérêt dans $\mathbb Q$, si bien qu’il nous faut considérer d’autres manière d’aborder l’arithmétique des nombres rationnels, notamment à travers les « valuations », généralisations des exposants des nombres premiers.

Dans l’ensemble $\mathbb Q$ apparaissent également, par « densité » de l’ordre, les premières notions et propriétés géométriques, qui sont ici essentiellement associées aux notions et propriétés arithmétiques, ce qui nous permettra d’entrer de plain pied dans la géométrie au cours suivant. C’est notamment l’occasion de parler de commensurabilité, l’analogue rationnel de la recherche du plus grand diviseur commun, qui illustre une forme de « passage » de l’arithmétique à la géométrie.

1. Description axiomatique de l’ensemble $\mathbb Q$

Comme nous l’avons fait pour l’ensemble $\mathbb N$ et pour l’ensemble $\mathbb Z$, nous admettons ici l’existence d’un ensemble $\mathbb Q$ des nombres rationnels, que nous concevons encore de manière intuitive comme dans le chapitre 1, et qui contient l’ensemble $\mathbb Z$ comme sous-ensemble.

Comme pour l’ensemble $\mathbb Z$ (Chapitre 2), nous ne démontrons pas « l’existence » de cet ensemble, que nous construirons au semestre II, mais nous en donnons une description par des axiomes.

1.1. Axiomatisation de $\mathbb Q$ à partir de la multiplication

Dans la section [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb N$], l’axiomatique de Peano a permis de reconstituer toute la « structure naturelle » de l’ensemble $\mathbb N$, essentiellement l’addition puis la multiplication, à partir de la fonction successeur (les relations d’ordre et de divisibilité étant définies à partir des opérations $+$ et $\times$).

Dans la section 2, c’est à partir de l’addition que nous avons axiomatisé l’ensemble $\mathbb Z$, pour définir ensuite la multiplication des entiers relatifs à partir de leur addition et de la multiplication des entiers naturels. En effet, la différence essentielle entre les ensembles $\mathbb N$ et $\mathbb Z$, c’est que dans $\mathbb Z$ on peut opposer tout élément, autrement dit soustraire les nombres.

Dans cette avant-dernière section du chapitre, c’est à partir de la multiplication que nous axiomatisons l’ensemble $\mathbb Q$, pour définir ensuite l’addition, à partir de l’addition des entiers relatifs et de la division. La différence essentielle entre les ensemble $\mathbb Z$ et $\mathbb Q$ réside en effet dans la possibilité d’inverser tout nombre non nul, et donc de diviser par un tel nombre.

Nous admettons donc l’existence d’une application de multiplication $\times:\mathbb Q\times\mathbb Q\to \mathbb Q$, prolongeant la multiplication des entiers relatifs, et possédant les propriétés axiomatiques suivantes (à comparer avec [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Z$, axiome 1] :

Axiome 1
i) Pour tout $r\in\mathbb Q$, on a $1.r=r$
ii) Pour tous $q,r\in\mathbb Q$, on a $q.r=r.q$ (la multiplication est commutative)
iii) Pour tous $q,r,s\in\mathbb Q$, on a $(q.r).s=q.(r.s)$ (la multiplication est associative)
iv) Pour tout $r\in\mathbb Q$, non nul, il existe $q\in \mathbb Q$ tel que $r.q=1$ (tout élément non nul possède un inverse pour la multiplication).

Remarque 1
Dire que la multiplication des nombres rationnels prolonge celle des entiers relatifs, cela signifie que pour $n,m\in\mathbb Z$, le résultat de l’opération $n.m$ dans $\mathbb Q$ (puisque $\mathbb Z\subseteq\mathbb Q$) est le produit $n.m$ tel qu’il a été défini à la section [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb N$, multiplication des entiers naturels], ou encore, que la multiplication $\times_\mathbb Z:\mathbb Z^2\to \mathbb Z$ des entiers relatifs est la restriction de $\times$ à $\mathbb Z$, soit $\times_\mathbb Z=\times|_{\mathbb Z}$.

Par la propriété (iv) de l’axiome 1, tout nombre rationnel non nul possède un inverse pour la multiplication : c’est la propriété fondamentale que ne possède pas l’ensemble $\mathbb Z$ et qui fait l’intérêt arithmétique et géométrique de l’ensemble $\mathbb Q$.

L’inverse (multiplicatif) $q$ d’un nombre rationnel $r$ est nécessairement unique : en effet, si $s\in\mathbb Q$ et $r.s=1$, alors on a $q=1.q$ (par (i)) $=q.1$ (par (ii)) $=q.(r.s)=(q.r).s$ (par (iii)) $=(r.q).s$ (par (ii)) $=1.s=s.1$ (par (ii)) $=s$ (par (i)). On note $1/r$ ou $\dfrac 1 r$ l’inverse de $r$, et on définit le quotient $r/s$ de deux nombres rationnels $r$ et $s$, avec $s\neq 0$, comme le nombre rationnel $r\times (1/s)$.

Définition 1
L’application $/:\mathbb Q\times\mathbb Q^*\to \mathbb Q$, qui associe à un couple de nombres rationnels $(r,s)$, avec $s$ non nul, le quotient $r/s=r.(1/s)$, est la division des nombres rationnels. On rappelle que $\mathbb Q^*$ est l’ensemble des nombres rationnels non nuls.

Les propriétés de l’axiome 1 ne suffisent pas à caractériser l’ensemble $\mathbb Q$, c’est-à-dire à le décrire de manière essentiellement unique. Pour compléter cette description axiomatique, il nous faut introduire un axiome fondamental, analogue à [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Z$, axiome 2], qui permet de situer les nombres rationnels par rapport aux entiers relatifs :

Axiome 2
Pour tout nombre rationnel $r$, il existe un entier naturel $d$ tel que $r.d$ est entier.

On peut alors démontrer que l’ensemble $\mathbb Q$ ainsi décrit est « essentiellement unique ».

L’axiome 2 est équivalent à la propriété suivante, qui permet de donner une représentation des nombres rationnels :

Proposition 1
Si $r$ est un nombre rationnel, alors il existe un entier relatif $a$ et un entier relatif $b$ non nul, tels que $r=a/b$, et on peut toujours supposer que $b$ est un entier naturel.

Démonstration
Par l’axiome 2, il existe un entier naturel $d$ tel que $r.d\in\mathbb Z$. Posons $a=r.d$ : on a $a/d=a.(1/d)=(r.d).(1/d)=r.(d.(1/d))=r.1$ (par définition de l’inverse) $=r$, si bien que $a=r.d$ et $b=d$ conviennent, puisque $d$ est un entier naturel. $\square$

La figure suivante propose une représentation géométrique des nombres rationnels comme droites vectorielles du plan passant par des points à coordonnées entières (voir le chapitre 4).

On peut représenter les nombres rationnels comme les droites du plan passant par l’origine et un des noeuds du plan (points à coordonnées entières), en exceptant la droite que représente l’axe des abscisses (en noir) et qui correspond à un dénominateur nul. Plusieurs noeuds du plan (couples d’entiers équivalents) définissent le même nombre rationnel, en particulier les points opposés (exemple de la droite en bleu).

Le quotient $a/b$ d’un entier relatif par un entier relatif non nul est donc toujours défini comme nombre rationnel, et inversement un nombre rationnel peut donc toujours s’écrire sous la forme d’un quotient $a/b$, où $a\in\mathbb Z$ et $b\in\mathbb Z^*$ : les nombres rationnels sont donc toutes les « fractions » de la forme $a/b$, pour $a\in\mathbb Z$ et $b\in\mathbb Z^*$.

Cependant, une telle écriture d’un nombre rationnel n’est jamais unique : par exemple, le nombre rationnel $1/2$ s’écrit aussi sous la forme $(-7)/(-14)$ et en général sous la forme $n/2n$ pour tout entier relatif $n$ non nul. En fait, si $r$ est un nombre rationnel et $r=a/b$, pour tout nombre entier relatif $n$ non nul l’entier $n.b$ est non nul par [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Z$, théorème 1], si bien qu’on a $r=n.a/n.b$, comme l’indique, parmi d’autres propriétés, la proposition suivante :

Proposition 2
i) Si $a$ et $b$ sont deux entiers relatifs non nuls, on a $1/ab=(1/a).(1/b)$.
ii) Si $r=a/b$ est un nombre rationnel et $n$ est un entier relatif non nul, alors on a $a/b=na/nb$.
iii) Si $a,b,c,d$ sont des entiers relatifs et $b,d\neq 0$, on a $a/b=c/d$ si et seulement si $ad=cb$.

Démonstration
i) Par définition, $1/ab$ est l’unique nombre rationnel $r$ tel que $(ab).r=1$. Or, on a $(ab).((1/a).(1/b))=a.b.(1/b).(1/a)$ (par les propriétés de la multiplication) $=a.(1/a)$ (puisque $b.(1/b)=1$) $=1$, d’où $1/ab=(1/a).(1/b)$.
ii) On a $na/nb=(na).(1/nb)$ (par définition de la division) $=(na).((1/n).(1/b))$ (par (i)) $=a.n.(1/n).(1/b)=a.(1/b)=a/b$.
iii) Supposons que $a/b=c/d$ : on a $a.(1/b)=c.(1/d)$, et en multipliant chaque membre par $bd$, on obtient par les propriétés de la multiplication $a.d=a.(1/b).b.d=c.(1/d).b.d=c.(1/d).d.b=c.b$. Inversement, si $ad=cb$, comme $bd\neq 0$ par [Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Z$, théorème 1] (op. cit.), on peut diviser les deux membres par $bd$ pour obtenir $a/b=ad/bd$ (par (ii)) $=ad.(1/bd)=ad.(1/b).(1/d)$ (par (i)) $=cb.(1/b).(1/d)=c.(1/d)=c/d$. $\square$

Exemple 1
Les nombres rationnels $207/(-92)$ et $(-72)/32$ sont égaux, puisque $207\times 32=6624=(-92).(-72)$.

La caractérisation de l’égalité des nombres rationnels à partir de leurs représentations donnée au (iii) de la proposition 2 est à la base de la construction que nous donnerons de l’ensemble $\mathbb Q$ au deuxième semestre.

1.2. Formes irréductibles d’un nombre rationnel

Si $r$ est un nombre rationnel et $r=a/b$, le couple $(a,b)$ sera appelé une représentation de $r$. Le nombre $a$ est appelé le numérateur\index{Numerateur@Numérateur} et $b$ le dénominateur\index{Denominateur@Dénominateur}, de la représentation.

Parmi ces représentations, qui rappelons-le sont en nombre infini (en bijection avec $\mathbb Z^*$ par la proposition 2), il en existe toutefois deux qui sont privilégiées, au sens où elles sont « les plus simples » : il s’agit des formes irréductibles du nombre $r$.

En effet, écrivons $r=a/b$ pour $a\in\mathbb Z$ et $b\in\mathbb Z^*$. Soit $d$ le p.g.c.d de $a$ et $b$ (section [Arithmétique des entiers relatifs, Nombres premiers entre eux]), de sorte qu’on peut écrire $a=\alpha.d$ et $b=\beta.d$, avec $(\alpha,\beta)\in\mathbb Z\times \mathbb Z^*$ : on a alors $a.\beta.d=ab=ba=b.\alpha.d$, et comme $d\neq 0$, par intégrité de la multiplication dans $\mathbb Z$ ([Axiomes et structure de l’ensemble $\mathbb Z$, théorème 1], op. cit.), on en déduit que $a.\beta=b.\alpha$, autrement dit que $r=a/b=\alpha/\beta$. Or, $\alpha$ et $\beta$ sont premiers entre eux ([Arithmétique des entiers relatifs, remarque 8]), si bien que nous avons démontré la proposition suivante :

Proposition 3
Tout nombre rationnel $r$ peut s’écrire sous la forme $a/b$, avec $a$ et $b$ premiers entre eux.

La représentation d’un nombre rationnel $r$ sous la forme d’une fraction d’entiers relatifs premiers entre eux est donc un choix particulier parmi toutes les représentations possibles. On appelle une telle représentation, qui consiste en le couple $(a,b)\in\mathbb Z\times \mathbb Z^*$ tel que $r=a/b$, une forme irréductible de ce nombre.

Toutefois, il peut exister a priori plusieurs formes irréductibles d’un même nombre. Par exemple, le nombre $(-7/23)$ est représenté ici sous forme irréductible puisque $-7$ et $23$ sont premiers entre eux, donc le couple $(-7,23)$ est une telle forme.

Mais on peut aussi l’écrire $7/(-23)$, puisque $(-7).(-23)=7.23$, donc le couple $(7,-23)$ est une autre forme irréductible ! Ainsi, il existe au moins deux représentations irréductibles de ce nombre et en fait, il n’en existe jamais que deux.

Proposition 4
Si $r$ est un nombre rationnel non nul, alors il existe exactement deux formes irréductibles de $r$.

Démonstration
L’existence d’une telle forme a été établie précédemment : si $r=a/b$, en simplifiant $a$ et $b$ par leur p.g.c.d on obtient une représentation de $r$ sous forme irréductible. Or, si $(a,b)$ est une forme irréductible de $r$, le couple $(-a,-b)$ donne une autre forme irréductible de $r$ puisque $pgcd(-a,-b)=pgcd(a,b)=1$, si bien qu’il existe au moins deux telles formes, puisque de toute façon on a $b\neq -b$ (donc $(a,b)\neq (-a,-b)$).
Supposons maintenant que $a/b=c/d$, avec $pgcd(a,b)=pgcd(c,d)=1$. Par définition de $\mathbb Q$, on a donc $ad=bc$, et par le lemme de Gauss ([Arithmétique des entiers relatifs, théorème 2]), on a alors $a|c$ (puisque $a|bc$ et $pgcd(a,b)=1$) et $c|a$ (puisque $c|ad$ et $pgcd(c,d)=1$), de sorte que $a=\pm c$. De même, on a $b=\pm d$, si bien qu’on a soit $c/d=a/b$ (dans le cas où $a=c$), soit $c/d=(-a)/(-b)$ (dans le cas où $b=d$), et les deux formes irréductibles $(a,b)$ et $(-a,-b)$ sont donc les seules possibles. $\square$

Remarque 2
Nous n’avons défini stricto sensu le p.g.c.d de deux entiers relatifs que s’ils sont tous deux non nuls. Cependant, la définition s’étend naturellement au cas où l’un seulement est non nul, et permet ainsi d’inclure $0$ comme cas particulier de cette proposition : les formes irréductibles de $0$ sont $0/1$ et $0/(-1)$.

Définition 2
Si $r$ est un nombre rationnel, sa forme irréductible $(a,b)$ telle que $b>0$ sera appelée forme irréductible canonique de $r$.

L’existence d’une forme irréductible canonique signifie qu’on peut toujours choisir, dans l’écriture fractionnaire d’un nombre rationnel, le dénominateur comme un entier naturel.

1.3. Exercices

Exercice 1
i) Les nombres rationnels $\dfrac{110}{273}$ et $\dfrac{1431}{3529}$ sont-ils égaux ? Sinon, corriger le numérateur ou le dénominateur d’un des deux nombres pour obtenir deux fractions égales.
ii) Mettre sous forme irréductible canonique les nombres $\dfrac{30}{-105}$, $\dfrac{-231}{182}$ et $\dfrac{378}{1980}$.
iii) En utilisant des décompositions en nombres premiers, multiplier $-42/65$ par $286/231$.

2. Extension de la structure arithmétique de l’ensemble $\mathbb Z$

Désolé, vous n'avez pas accès à tout MATHESIS::Essentiel sans abonnement. Pour vous abonner, rendez-vous sur MATHESIS - Adhésion

Poster le commentaire

Sommaire