Plus de réels que de rationnels : un argument diagonal par les bases de numération

Dans cet article, nous abordons la question du « comptage » des nombres réels, autrement dit de la détermination du cardinal de l’ensemble \(\mathbb R\). Celui-ci est strictement supérieur au cardinal de l’ensemble des nombres rationnels, ce que nous expliquons de deux manières différentes à partir de la théorie des bases de numération entières, qui s’étend des nombres entiers naturels aux nombres réels positifs.

1.Bases de numération de l’ensemble \(\mathbb N\)

1.1.Principe des bases de numération : du système décimal aux entiers naturels

Le principe des bases de numération est le fondement théorique sous-jacent à la numération traditionnelle en unités, dizaines, centaines, milliers, etc… Cette numération traditionnelle n’en est qu’un cas particulier, correspondant à la numération et au comptage « en base \(10\) ». On peut choisir cependant n’importe quel nombre entier naturel \(b\) supérieur à \(2\) comme base : le principe de la numération dans cette base consiste à décomposer tout entier naturel par rapport aux puissances de \(b\). Autrement dit, le nombre \(b\) est une « mesure de comptage », au sens où l’on forme des « échelles » à partir de \(b\), permettant, par analogie avec les divisions d’une unité de mesure, d’exprimer les nombres entiers naturels.

Si l’on reprend l’exemple courant de la base \(10\), l’idée se décline de la manière suivante : les différentes « échelles » de comptage correspondent aux groupements échelonnés par groupes de dix : unités, puis dizaines, puis dizaines de dizaines (c’est-à-dire centaines), puis dizaines de centaines (c’est-à-dire milliers). Le cas général correspond donc à la prise en compte des puissances successives du nombre \(b\) : \(b^0=1,b^1=b,b^2,b^3,\ldots\). Comme dans le cas du système décimal, la représentation des nombres doit alors commencer par « les plus grandes puissances de la base \(b\) ».

1.2.Procédé de décomposition d’un entier naturel dans une base quelconque

Pour être plus précis, décrivons de manière plus formelle le procédé. Etant donné un nombre entier naturel \(n\), deux cas se présentent : soit \(n=0\), soit \(n\) est non nul. Lorsque \(n=0\), la décomposition est toujours la même : le chiffre des « unités » est \(0\), et il n’y a pas d’autre chiffre. Lorsque \(n\) n’est pas nul, on a \(n>0\), autrement dit \(n\geq 1\) ; cette remarque très simple est pourtant fondamentale, puisque \(1=b^0\), si bien que la décomposition ne sera pas triviale : il existe au moins une puissance de \(b\) qui est inférieure au nombre \(n\). On va alors chercher la plus grande puissance \(k\) de \(b\) ayant cette propriété, c’est-à-dire telle que \(b^k\leq n\) : c’est la « plus grande échelle de comptage » associée à la base \(b\), par rapport à laquelle on va décomposer le nombre \(n\), et dont l’existence doit être démontrée (par exemple, par récurrence).

En effet, par définition de \(k\), on a les inégalités \(b^k\leq n <b^{k+1}\), et on va effectuer une division euclidienne de \(n\) par \(b^k\) pour déterminer le « chiffre des \(b^k\)-aines » : on peut écrire \(n=a_k.b^k+r\), où \(a_k\) est le quotient, et \(r\) le reste, de la division de \(n\) par \(b^k\). Les nombres \(a_k\) et \(r\) ont des propriétés très particulières : d’une part, on a \(r<b^k\) par définition du reste, d’autre part \(a_k\) ne peut qu’être un nombre entier naturel compris au sens large entre \(1\) et \(b-1\), car \(a_k=0\) entraînerait la situation impossible où \(n=r<b^k\), et \(a_k\geq b\) entraînerait la situation impossible où \(n\geq b^{k+1}\). Puisque le reste \(r\) est désormais \(<b^k\), on peut appliquer le même algorithme à \(r\) à partir de \(b^{k-1}\), et ainsi de suite : puisque la « plus grande puissance » de \(b\) inférieure au reste diminue à chaque étape, en un nombre fini d’étapes on obtient une décomposition de \(n\) en puissances de \(b\).

1.3.La décomposition b-adique d’un entier naturel

Une telle décomposition est par définition une somme de la forme \[n=a_0+a_1.b+a_2.b^2+\ldots +a_{k-1}b^{k-1}+a_kb^k,\] qu’on note savemment \(\sum_{i=0}^k a_i.b^i\), et où les nombres \(a_i\) sont tous compris entre \(0\) et \(b-1\) et \(a_k\) est différent de zéro lorsque \(n\neq 0\). Il s’agit de la « décomposition \(b\)-adique de \(n\) ». Par le procédé expliqué précédemment, une telle décomposition existe toujours, mais bien entendu il faudrait le démontrer rigoureusement, en procédant de manière un peu différente de l’explication et en s’appuyant sur quelques résultats auxiliaires. On établirait alors également qu’une telle décomposition est toujours unique, autrement dit que pour un entier naturel \(n\) donné, il n’existe qu’une seule écriture de \(n\) dans la base \(b\) choisie. Convenons d’écrire la décomposition théorique obtenue précédemment sous la forme \(a_k,a_{k-1},\ldots,a_2,a_1,a_0\), pour reprendre l’écriture positionnelle du système décimal, mais en introduisant des virgules pour souligner que la base est différente.

Par exemple, décomposons le nombre \(363\) en base \(5\) : \(5^3=125\) est la plus grande puissance de \(5\) inférieure à \(363\), puisque \(5^4=625\). Une division euclidienne nous donne \(363=125\times 2+113\), donc le chiffre des « \(125\)-aines » est \(2\). On recommence l’opération avec \(5^2=25\leq 113\), on obtient \(113=25\times 4+13\) (le chiffre des « \(25\)-aines » est \(4\)), puis avec \(5^1=5\leq 13\), pour obtenir \(13=5\times 2+3\), et finalement la décomposition cherchée est \(363=3.5^3+4.5^3+2.5^1+3.5^0\). L’écriture de \(363\) en base \(5\) est donc \(3,4,2,3\) ! Notons que la base \(2\) est l’origine de l’écriture binaire des nombres, notamment en informatique, et que d’autres bases sont utilisées dans différents contextes (la base \(16\) en informatique également, la base \(60\) dans la mesure du temps !).

Autre exemple de décomposition, du nombre \(48=0 \times 3 1+1\times 3+2 \times 3^2+1 \times 3^3\) en base \(3\) : le chiffre des unités est \(0\), celui des « \(3\)-aines » est \(1\), celui des « \(9\)-aines » est \(2\) et celui des « \(27\)-aines » est \(1\). L’échelle des abscisses est « géométrique » : on passe d’une graduation à l’autre par une multiplication par \(3\).

2.Extension des décompositions des entiers naturels aux nombres réels positifs

2.1.Extension aux nombres rationnels positifs

Il est possible d’étendre les décompositions dans une base entière à d’autres nombres que les entiers naturels. Cependant, sous cette forme ceci n’est possible que pour certains nombres. Notons premièrement que la forme des décompositions comme sommes de nombres positifs exclut qu’on puisse les appliquer aux entiers négatifs. Notons ensuite que comme dans le système décimal, en général on peut considérer les puissances négatives de la base \(b\) (c’est-à-dire \(b^{-1}=1/b,b^{-2}=1/b^2,\ldots,b^{-n}=1/b^n,\ldots\)), pour envisager étendre les décompositions aux nombres rationnels. Cependant, ici aussi on ne peut les appliquer a priori qu’aux rationnels positifs : la décomposition des nombres entiers et rationnels négatifs dans une base numérique est possible, en procédant de manière analogue mais « dans l’autre sens », et seulement avec des nombres premiers : c’est la théorie des nombres p-adiques, que nous n’abordons pas ici.

Cependant, les développements de nombres rationnels positifs dans une base numérique peuvent devenir infinis (selon la base choisie), même pour des nombres s’écrivant de manière très simple en base \(10\), comme le montre l’exemple suivant. En base \(3\), le nombre \(10/3\) se décompose grâce à une division euclidienne : on a \(10=3\times 3+1\), donc \(10/3=1+1/3\) : le chiffre des unités est \(1\), le chiffre des « tiers » est \(1\). Mais il est bien connu que le développement de \(10/3\) en base \(10\) est infini, de la forme \(3,333\ldots\), les points signifiant « une infinité de \(3\) ». Ce développement se décrit en effet très bien en analyse : la somme infinie \(\sum_{n=0}^{\infty} 1/10^n\) est la somme d’une série géométrique de raison \(1/10\), et dont la valeur est \(1/(1-1/10)\), soit \(10/9\). Ainsi, on a \(10/3=3\times (10/9)=3\times \sum_{n=0}^\infty 1/10^n=\sum_{n=0}^\infty 3/10^n=3+3/10+3/10^2+\ldots\), ce qui est bien le développement annoncé.

2.2.Partie entière et extension aux réels positifs

Ainsi, l’extension de la décomposition des entiers naturels aux rationnels positifs dans une base numérique entière naturelle \(b\geq 2\) nous amène déjà à considérer la complexité maximale de la théorie, qui concerne les nombres réels positifs. Cette théorie va nous permettre de démontrer qu’il existe plus de nombres réels positifs que de nombres rationnels positifs (ou d’entiers naturels), et donc qu’il existe plus de nombres réels que de nombres rationnels (ou entiers). La décomposition procède en quelque sorte de manière analogue au cas des entiers naturels. Si \(x\) est un nombre réel positif non nul, à la première étape on considère la plus grande puissance \(b^k\) de \(b\) qui est inférieure à \(x\), de sorte qu’on peut écrire \(b^k\leq x< b^{k+1}\); il existe un unique entier naturel \(a_k<b\) tel que \(a_k.b^k\leq x<(a_k+1).b^{k}\), c’est-à-dire qu’on détermine le plus grand multiple entier de \(b^k\) qui est inférieur à \(x\). La méthode utilisée remplace l’usage de la division euclidienne (pour les entiers naturels) par celui de la partie entière, qui la prolonge : la partie entière d’un nombre réel \(y\) est le plus grand entier relatif \(n\), noté \(E(y)\), tel que \(n\leq y < n+1\). On choisit donc ici \(a_k\) comme la partie entière du nombre réel \(x/b^k\), de sorte que \(E(x/b^k)\leq x/b^k<E(x/b^k)+1\), si bien que \(E(x/b^k).b^k\leq x < [E(x/b^k)+1].b^k\), et on pose \(a_k=E(x/b^k)\) : c’est le premier chiffre de la décomposition \(b\)-adique de \(x\).

A partir de cette première étape, nous disposons d’un « reste », comme dans le cas des entiers naturels : il s’agit du nombre réel positif \(r=x-a_k.b^k\), soit \(r=x-(E(x/b^k)).b^k\). La suite de la décomposition va alors consister à appliquer de nouveau le même algorithme au reste \(r\) s’il n’est pas nul, pour faire apparaître le « chiffre suivant », c’est-à-dire l’entier naturel \(a_{k-1}<b\) tel que \(a_{k-1}b^{k-1}\leq r < (a_{k-1}+1).b^{k-1}\). En effet, par choix de \(a_k\), on a l’inégalité \(r< b^k\), et soit la plus grande puissance de \(b\) inférieure à \(r\) est \(b^{k-1}\) (auquel cas on aura un coefficient \(a_{k-1}\) non nul), soit c’est une puissance inférieure (auquel cas on aura un coefficient \(a_{k-1}=0\)). Dans le cas où \(x\geq 1\), en un nombre fini d’étapes on aboutit d’abord à une décomposition \(b\)-adique de la partie entière de \(x\), soit \(E(x)=a_k.b^k+a_{k-1}.b^{k-1}+\ldots +a_1.b+a_0=\sum_{i=0}^k a_i.b^i\).

2.3.Décomposition de la partie fractionnaire

Il restera alors éventuellement la partie fractionnaire de \(x\) à développer, soit le nombre réel positif \(s=x-E(x)<1\). Le procédé est toujours le même, mais cette fois-ci on commence à travailler avec des puissances strictement négatives de \(b\), comme dans l’exemple rationnel donné plus haut. En général, on peut obtenir un développement infini de cette partie fractionnaire, sous la forme \(a_{-1}.b^{-1}+a_{-2}.b^{-2}+\ldots +a_{-i}.b^{-i}+\ldots\), qu’on écrit savamment sous la forme \(\sum_{i=1}^{\infty} a_{-i}.b^{-i}\). Le développement ou décomposition du nombre \(x\) en base \(b\) est alors \(x= [\sum_{i=0}^k a_i.b^i] + [\sum_{i=1}^{\infty} a_{-i}.b^{-i}]\), en séparant partie entière et partie fractionnaire. Dans le cas où \(x<1\), la partie entière est nulle, et seule demeure la deuxième partie de la décomposition. C’est cette situation que nous allons exploiter pour démontrer qu’il existe plus de nombres réels que de nombres entiers. Notons que lorsque \(x\) est un entier naturel, il est égal à sa partie entière, et que bien sûr les deux développements coïncident.

3.Plus de nombres réels que de nombres rationnels !

3.1.Comparer les nombres d’éléments de \(\mathbb R\) et de \(\mathbb Q\)

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